mercredi 20 janvier 2016

Quels enseignants pour demain ?

Le développement de nouveaux modes d’accès au savoir, ainsi que les tensions qui traversent la société contemporaine, vont obliger l'école à adopter un modèle plus ouvert, fonctionnant sur de nouveaux principes.

Par Alain Boissinot.

Toute réflexion sur l’éducation se heurte à une difficulté considérable : il devient quasi impossible d’articuler la volonté "réaliste" d’assurer une gestion plus ou moins réformatrice, et la nécessité d’accompagner l’émergence de nouveaux paradigmes très différents des modèles actuels, dont l’obsolescence devient criante. Plutôt que de se situer dans une logique d’adaptation de l’existant – en ce domaine les rapports, souvent excellents, ne manquent pas-, on pointera donc ici, sans exhaustivité, quelques nœuds problématiques et on tentera un peu de prospective… quitte à paraître imprudent en questionnant des modes de pensée si habituels que nous oublions de les remettre en cause.

La fin du "corps enseignant" ?

Napoléon a imposé le modèle de la construction d’un corps enseignant doté d’une culture commune, d’une identité professionnelle forte, d’une certaine homogénéité sociale. Ce corps enseignant fut conçu et organisé sur le modèle des congrégations, modèle contre lequel pourtant Condorcet, porteur de la méfiance révolutionnaire à l’égard des corporations, avait fortement mis en garde dans ses Mémoires sur l’Instruction publique. Ce corps enseignant s’affirme du milieu du XIXème siècle jusqu’à la seconde partie du XXème. Il connaît un âge d’or marqué par une coïncidence de vues et d’intérêts avec les républicains, puis avec le mouvement socialiste. Le modèle du corps (de la corporation) implique l’interchangeabilité des différents membres : l’identité est celle de la ruche, pas celle des abeilles.
Cette conception est désormais obsolète. La massification des effectifs dans le second degré, des évolutions sociologiques fortes (élévation du niveau social de recrutement et féminisation), les besoins importants de recrutement, autant de facteurs qui ont fragilisé la cohérence du corps et obligé à diversifier les procédures de recrutement, à accepter des modèles de fonctionnement différents.  En même temps se sont affaiblies les légitimités traditionnelles des enseignants. Le développement de nouveaux modes d’accès au savoir, les tensions qui traversent la société contemporaine, rendent peut-être impossible l’idée d’une corporation entretenant avec la société un « pacte » stable.
Faut-il tenter de maintenir malgré tout la logique ancienne (en défendant par exemple les concours de recrutement, et une formation du type écoles "normales"), ou assumer un modèle ouvert fonctionnant sur de nouveaux principes ? Par exemple :
- accepter des procédures de recrutement déconcentrées faisant appel à des profils d’enseignants divers quant à leur origine et à leur degré d’implication, la cohérence étant assurée au niveau des équipes et des établissements ;
- accepter corrélativement des types professionnels variés et complémentaires, des façons diverses d’exercer le métier, des niveaux de responsabilité différents (identifier des responsables de disciplines, recréer des « adjoints d’enseignement »…) ;
- ne pas seulement professionnaliser les futurs enseignants, mais aussi recruter des professionnels…
Tout cela contient les germes d’une révolution copernicienne, mais elle peut nous être imposée par les difficultés de recrutement et la démographie enseignante. Elle doit évidemment participer d’une évolution d’ensemble du système éducatif.

Quelle professionnalité enseignante ?

Ce qui reste du "corps" enseignant est d’autant plus malade que le projet d’enseignement lui-même n’est plus lisible, comme le montrent des débats récurrents (et souvent piégés). Là encore, faute de pouvoir tout traiter, prenons quelques exemples.
On met régulièrement an avant la question de la transmission. Le culte des savoirs traditionnels et la volonté louable de les transmettre suffisent-ils à définir la mission des enseignants ? C’est faire l’impasse sur toute une série de questions.
Pour que la transmission soit réussie, encore faut-il que les élèves aient acquis les savoirs et soient capables de les mobiliser : on ne peut éliminer la question de la "construction" des savoirs, ni celle des "compétences"… Il faut bien aussi s’interroger sur le choix et l’organisation des savoirs à enseigner, sur les priorités à définir.
On peut d’autant moins se contenter de définir la professionnalité enseignante par la relation avec les savoirs que ceux-ci sont aujourd’hui accessibles de nombreuses façons : c’est toute la problématique du numérique, de la classe inversée, etc. Qu’on le veuille ou non, il faut bien redéfinir le métier d’enseignant autrement que sur la base exclusive du cours (modèle d’ailleurs beaucoup plus récent qu’on ne le croit souvent).
On ne pourra donc avancer qu’en dépassant le faux débat entre "conservateurs" et "pédagogues".
Comment traiter la demande  d’individualisation ? Alors que l’histoire de l’enseignement a longtemps été celle du passage de la relation interindividuelle (modèle de l’initiation et du préceptorat) à une relation collective (le « modèle simultané »), alors que le système a connu depuis deux siècles un mouvement continu d’intégration et d’homogénéisation, on voit aujourd’hui s’affirmer une demande de prise en charge plus individualisée, au sein de l’école ou sur les marges de celle-ci.
Comment repenser les missions éducatives de l’école ? Beaucoup aujourd’hui, s’abritant derrière une lecture inexacte de Condorcet, sont tentés par un repli sur le seul domaine de l’instruction, opposant celle-ci à la mission d’éducation. Or cette opposition n’est rien d’autre que le symptôme de la crise actuelle, et de la sclérose des savoirs scolaires : toute la question est d’articuler les deux missions. Un savoir vivant est en soi éducatif, ce qui suppose une conception dynamique des disciplines (c’était bien là le projet et longtemps la pratique de l’école républicaine).
Reconstruire un projet éducatif suppose aussi une clarification des « valeurs » que la société actuelle invoque plus volontiers qu’elle ne les définit ou les met en pratique (voir les débats sur les valeurs républicaines ou la laïcité). Le système éducatif ne peut fonctionner sans un accord suffisant avec la société et une reconnaissance réciproque.
Sur tous ces points, il y a de nouveaux équilibres à imaginer si l’on veut sortir des impasses actuelles.

« Former » les enseignants

Si l’on admet ces perspectives, il faut accepter d’envisager diverses hypothèses, que les débats de ces dernières années ont souvent escamotées :
- renoncer au modèle unique, démenti d’ailleurs par la grande hétérogénéité des parcours de formation initiaux, et peu adapté à la diversité des situations d’exercice du métier. Un cadre général commun mais souple devrait autoriser et réguler une grande variété de profils ;
- penser des modèles qui ne reconduisent pas mécaniquement des schémas anciens mais qui s’adaptent à l’avenir : par exemple, pourquoi former des enseignants du primaire / du secondaire, quand par ailleurs on voit se mettre en place une nouvelle architecture du système éducatif (socle commun, bac -3/ bac +3) ?
- remplacer la problématique classique du recrutement terminal, à peine renouvelée ces dernières années, par une autre logique : on recherche des candidats, on prépare leur entrée dans le métier, on les accompagne, on prolonge leur formation ;
- cesser de penser quasi exclusivement à  la formation initiale et construire une véritable formation continue ;
- abandonner le modèle obsolète du concours pour bâtir de vrais parcours universitaires, et reconnaître au master son rôle de validation ;
- déconcentrer les procédures de recrutement…
Ces ruptures de paradigmes peuvent faire peur, mais si on ne les assume pas l’évolution se fera dans le désordre, par obsolescence croissante du modèle actuel et développement non contrôlé de procédures parallèles nouvelles. Si l’on n’y prend garde, un « blablacar éducatif » peut remplacer la régie actuelle des parcours de formation au sein de l’ « Education nationale »…
Alain Boissinot est intervenant au séminaire de recherche Ecole et République du Collège des Bernardins, ancien recteur, ancien directeur de l’enseignement scolaire.


Source : http://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/cercle-147056-quels-enseignants-pour-demain-1193519.php

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